Fais de toi ton œuvre posthume, avait écrit Tristan Corbière dans une phrase lapidaire, mais qui résume, avec justesse, le cheminement que devrait prendre tout individu durant ce laps de temps qui correspond à son existence.
Abdelhak Najib
Ecrivain-journaliste
Et ce, en évitant la posture de l’esprit étroit qui, toujours, sans exception aucune, quand il rapporte ce que l’intelligence dit, il n’est jamais dans la transmission fidèle de la teneur de ce qu’il a entendu, puisqu’il ne fait que traduire pour lui-même, dans une approche audible et compréhensible pour lui-même, ce que les autres affirment. Cette démarche tronquée est coupable de travestir l’entendement de ce qui relève d’une logique implacable de certaines manifestations de l’esprit face aux phénomènes de la vie. Elle est aussi coupable de jeter un voile d’opacité sur la clarté. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, sans l’ombre d’un doute, que ce sont nos choix qui déterminent nos vies et non la chance, le hasard ou ce que certains nomment destin. Nos choix d’y voir clair, de ne pas oblitérer la vision en déformant le contenu et la signification des choses qui font nos vies, dans les moindres détails. Partant de ce postulat à la fois simple et rigoureux, personne, absolument personne d’entre nous, ne peut prétendre au paradis sans traverser les enfers. Ceux-ci peuvent prendre corps dans la pensée et dans ce qu’elle a de plus percutant, de plus juste, de plus logique. Parce que, avec la rigueur et la logique, avec la faculté d’aller au fond de ce qui impacte nos existences, c’est au bout du désert que nous pouvons juger de notre valeur intrinsèque et réelle face à nous-mêmes. On a beau éviter le vide, celui-ci finit par nous trouver. Surtout le vide de la pensée, de la conception intellectuelle des choses. Autant y aller en toute liberté et l’affronter. Quoi qu’il puisse advenir de nous dans ce face-à- face avec notre vacuité ou notre consistance, on peut être certain que c’est mieux que de se faire avaler par le désert. Le désert cognitif, le vide des sens, cette infinie étendue du néant à la fois des émotions et de leurs corollaires, les sentiments qui en définissent et l’origine et les multiples finalités. Car, il ne faut pas se leurrer, celui qui saute dans le magma n’est pas celui qui se fait dissoudre par la lave qui éclate et dévale la pente. La différence va au-delà de la nuance. Et tout le monde n’a pas le courage d’Empédocle.
C’est partant de cette vision de soi face à la vie que l’on vérifie, sans ambages, que pour ceux qui croient, aucune preuve n’est nécessaire. Tout comme il est vérifié que pour ceux qui ne croient pas, aucune preuve n’est suffisante. Face à une posture aussi inextricable devant ce que nous sommes censés être et comment nous devons agir, pour de nombreuses personnes, une large majorité, il faut le dire, il y a une attitude toute simple et grégaire : se croire un personnage. Parce que ceci est fort commun et fort aisé. On y fait l’homme d’importance et l’on n’est souvent qu’un individu parvenu. C’est proprement un mal de chez nous. Tout le monde prétend à une position, à un statut, du simple fait qu’il a décidé de le prétendre. Et il s’en accommode. Cela devient la règle. Une seconde nature qui finit par bouffer la première et l’annihiler. On se retrouve alors avec des personnes qui ne sont rien, qui ne font rien, qui ne peuvent prétendre à aucune action sauf celle de se croire quelqu’un et d’en adopter les formes, tant mal que bien. Et, le comble du ridicule, c’est que la mascarade prend, l’illusion fonctionne. Le trompe-l’œil aveugle et oblitère la vision. «C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire», disait ce fin connaisseur des tréfonds humains, Jean de La Bruyère. Car, c’est ce manque de recul et de jugement qui remplit le monde de bruit et de cacophonie stridente. Les uns et les autres, beaucoup trop nombreux, parlent, radotent, dans une diarrhée logorrhéique, dans un flux tendu, remplissant l’atmosphère d’une chape de bêtise criarde. Et plus celle-ci est grosse, plus l’individu qui la déverse est heureux de son fait. Une terrible ignorance qui se rengorge d’elle-même jusqu’à l’aérophagie. Ce qui nous fait vérifier que la véritable ignorance n’est pas l’absence du savoir, mais le refus de l’acquérir. Ce refus qui prend des allures d’automatismes refusant tout ce qui peut remettre en cause ce vide de savoir. On s’obstine à s’aveugler pour ne jamais laisser la lumière entrer et éclairer un cerveau obscurci par son inanité et sa mise sur pause. C’est là, face à ce type d’atavisme que l’on vérifie ceci : «De tous les animaux de la création, l’homme est le seul qui boit sans soif, qui mange sans avoir faim, et qui parle sans avoir quelque chose à dire», comme l’avait précisé John Steinbeck. Autrement dit, seuls les arbres aux racines profondes sont ceux qui montent haut. Les autres n’arrivent pas à faire ancrage. Le sol leur glisse sous les pieds parce qu’ils n’ont aucune racine, aucune ossature. C’est aussi face à cette réalité qu’il faut se souvenir de ceci : beaucoup d’hommes partent pêcher toute leur vie sans savoir qu’ils ne cherchent pas le poisson, mais eux-mêmes. À chaque prise, ils vérifient qu’ils sont encore loin d’y être parvenus. Ils sont condamnés à pêcher dans les eaux troubles, dans les mares, dans des flaques d’eau qu’ils agitent pour leur donner l’illusion de la profondeur. Cela équivaut pour une grande majorité à se noyer dans un verre d’eau presque vide. Alors, pour celui qui a décidé de marcher dans son désert, nul chemin de traverse n’est possible. Il faut tenir le soleil qui s’abat sur nos têtes. Il faut résister à la soif et être taillé pour le vide. C’est là, qu’arrive cet instant où l’on dit non à tout ce qui use l’âme, à commencer par la foule, par les faux amis, par les hypocrites, par tous les bonimenteurs, par les lâches et les minables de tout acabit. C’est là qu'arrive cet instant où l’on doit tourner le dos au conglomérat des imbéciles de tous genres. C’est là qu’il faut fermer sa porte à tous ceux qui ne se bougent pas, qui stagnent, qui font du surplace en continu, tels des pantins disloqués, qui sont incapables de se rendre compte qu’ils portent des chaînes. Ceux qui restent constamment figés comme des momies en décomposition, car tout changement leur fait peur, parce que l’immobilité les ravage en sourdine. Pourtant, ils pensent vivre et être libres. Ceux-ci tentent uniquement de survivre; et au fond de leurs viscères, ils le savent bien qu’ils s’appliquent en continu, dans une débauche d’énergie latente à vouloir le masquer. Pourtant, pour l’homme qui a choisi les chemins les plus durs, il ne faut pas que survivre, il faut surtout trouver les moyens de revivre. Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes, avait dit Arthur Rimbaud. Le combat de l’esprit avec soi-même avant de songer à confronter l’esprit des autres, enfin, ceux qui peuvent en avoir, car l’esprit est de toutes les qualités celle qui manque cruellement à l’espèce humaine. C’est ce même esprit qui nous fait comprendre que la valeur des choses n’est pas dans la durée, mais dans l’intensité où elles arrivent. C’est pour cela qu’il existe des moments inoubliables, des choses inexplicables et des personnes incomparables, selon Fernando Pessoa. Des individus qui continuent de vivre en nous longtemps après leur départ. Des esprits qui volent au-dessus de la plèbe. Des âmes anciennes qui portent dans leurs sillages des vertus de temps immémoriaux. Autrement dit, c’est parce que l’intuition est surhumaine qu’il faut la croire; c’est parce qu’elle est mystérieuse qu’il faut l’écouter; c’est parce qu’elle semble obscure qu’elle est lumineuse, précisait Victor Hugo. Cette lumière qui découle nécessairement de la force et de la pureté de cet esprit qui a tant voyagé, qui a sillonné le monde en pèlerin. Car, ce qui est nécessaire après tout, c’est juste ceci : la solitude, l’immense solitude intérieure. Marcher au fond de soi et ne rencontrer personne pendant des heures, des jours, des mois. C’est cet état que l’individu doit être capable d’atteindre, comme on peut le vérifier chez Rainer Maria Rilke. La solitude de celui qui marche vers lui-même, en continu. Quels que puissent être les chemins, les monts et les cols, les pics et les creux, il avance, et quand il s’arrête, c’est juste une escale. Car, ce marcheur ne va vers aucune destination, et c’est pour cette raison qu’il a choisi des chemins qui ne mènent nulle part. Sans oublier qu’il est horrible de vivre à une époque où au mot sentiment, on vous répond sentimentalisme. Il faudra bien pourtant qu’un jour vienne où l’affectivité sera reconnue comme le plus grand des sentiments et rejettera l’intellect dominateur, mettait en garde Romain Gary qui ajoute : «Je sais que la vie vaut la peine d’être vécue, que le bonheur est accessible, qu’il suffit simplement de trouver sa vocation profonde, et de se donner à ce qu’on aime avec un abandon total de soi». Dans cet élan, prenez garde au temps. Soyez-en économes. C’est la pire des fautes que de la dilapider, car la plus irréparable des pertes est celle du temps, comme disait Michel-Ange. Pourtant, tous, les uns et les autres, le jettent par les fenêtres. Ils le bradent. Ils l’usent en ne faisant rien. Ils tuent le temps dans l’inaction, dans la soumission à tout ce qui use l’âme et la dénature. Il faut savoir comme le disait Gustave Flaubert qu’on se réfugie dans le médiocre par désespoir du beau qu’on a rêvé. Et qu’on n’a jamais pu atteindre, parce qu’on n’y a pas mis son âme, encore moins toute la sève de sa passion. Oui, car il est juste de savoir qu’on ne voit qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux, comme le précisait Antoine de Saint-Exupéry. Cette vérité fait écho à celle-ci, toujours sous la plume de l’auteur de Bouvard et Pécuchet quand il dit : «Je suis doué d’une sensibilité absurde. Ce qui érafle les autres me déchire». Qui peut prétendre à un aussi haut degré de sensibilité ! Rares ils sont. Et c’est parce que le commerce de ce type d’individus dotés de grandes âmes est devenu impossible qu’il faut s’éloigner le plus possible des masses, des conglomérats, des foules et de toutes ces inclinations grégaires pour le trop-plein. Je suis devenu solitaire, ou, comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me paraît préférable à la société des méchants, qui ne se nourrit que de trahison et de haine, disait à juste raison Jean-Jacques Rousseau. Pourtant, comme les choses sont simples et limpides : le bonheur étant souvent la seule chose que l’on puisse donner sans l’avoir, et c’est en le donnant qu’on l’acquiert, comme disait Voltaire. Mais, ce monde, qui, de tout temps, a été un endroit hostile pour les âmes libres et pour les esprits nobles, il faut croire qu’«Aujourd'hui, il semble pratiquement possible que cette horreur s'abatte sur nous dans le délai d'un siècle. Du moins, si nous nous abstenons d'ici là de nous faire sauter en miettes... Nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme); ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique», écrivait Aldous Huxley, il y a de cela presque un siècle. Et c’est exactement ce que nous vérifions aujourd’hui, dans toutes les sociétés mondiales cheminant toutes vers le chaos en générant, chaque jour, de nouveaux ingrédients de son apocalypse annoncée.