Internet a longtemps été un terrain de jeu bouillonnant, un laboratoire numérique où naissaient des voix, des idées, des rêves. Des vidéastes autodidactes vulgarisaient la science, des journalistes citoyens brisaient les tabous, des blogueurs éveillaient les consciences.
On croyait alors à la puissance d’Internet comme levier d’émancipation. Aujourd’hui, c’est un champ de ruines numériques : le débat a laissé place au clash, le contenu à la vacuité, la pensée à la punchline.
Sur TikTok, YouTube ou Kick, des millions de Marocains s’abreuvent chaque jour d’un cocktail de vulgarité, d’agressivité et de bêtise assumée. On n’échange plus, on s’insulte.
On ne partage plus, on provoque. Le plus gros buzz du mois ? Un pseudo-influenceur qui insulte sa mère en live pour gratter un iPhone. Des «stars» montées de toutes pièces exhibent leurs disputes amoureuses, leurs règlements de comptes, leurs corps, leur vide intérieur. Le pire ? Ça marche.
Le contenu le plus crétin atteint facilement le million de vues, pendant que ceux qui tentent de produire de la valeur peinent à dépasser les 1.000. Le web marocain récompense le bruit, pas le fond. Et il faut le dire franchement : la majorité consomme ce qu’il y a de plus indigeste.
Clash, clash, clash. Et puis rien.
Des «personnalités» qu’on n’aurait jamais imaginées tenir un micro sont devenues omniprésentes. Leur seul talent ? Hurler plus fort que les autres, provoquer des scandales, simuler des disputes en ligne. Des émissions YouTube dignes d’un caniveau réunissent des «experts» des fake news, de la misogynie et du drama sous stéroïdes.
On ne parle plus d’idées. On parle des fesses d’une telle, du placement de produit de tel escroc, du couple bidon formé sur Kick qui s’insulte devant 200.000 spectateurs hypnotisés. C’est l’apothéose du rien, érigé en norme.
Les algorithmes aiment les monstres
Ce n’est pas un accident. Ce n’est pas une dérive. C’est une stratégie algorithmique. Plus tu choques, plus tu montes. Plus tu cries, plus tu vends. Les plateformes n’ont aucun intérêt à promouvoir l’intelligence : elle ne fait pas cliquer. Elles veulent du temps de cerveau disponible, pas de lucidité. Et nous avons mordu à l’hameçon, jusqu’à devenir complices du désastre.
Les vrais créateurs, eux, désertent ou s’épuisent. Les profs, les journalistes indépendants, les activistes numériques sont noyés sous les vagues de contenus jetables. On parle d’«influence», mais l’influence de quoi ? De qui ? D’un type qui vend du faux coaching pour «devenir alpha» à 12 ans ? D’une fille qui base toute sa notoriété sur des filtres et des faux voyages sponsorisés ?
Le web marocain est malade. Et il contamine. Il ne s’agit plus seulement de divertissement médiocre. Il s’agit d’un écosystème toxique qui contamine les cerveaux, banalise la vulgarité, légitime la stupidité. Des ados prennent ces personnages pour modèles. Des enfants veulent devenir «célèbres» en insultant, en exposant leur intimité, en trahissant leurs valeurs. On ne rêve plus de changer le monde. On rêve de faire un live avec 5.000 dirhams de donations. À n’importe quel prix.
Le Maroc, qui investit des milliards de DH dans les infrastructures numériques, la digitalisation, l’intelligence artificielle… se retrouve avec un web qui abrutit plus qu’il ne libère. Où sont passés les projets de médias éducatifs ? Où sont les incubateurs de talents du digital ? Pourquoi l’État, les annonceurs, les citoyens regardent-ils ailleurs ?
Le rôle des médias : reprendre la parole
Face à ce désastre, le silence est une complicité. Les médias sérieux doivent reprendre la parole, exposer les dérives, dénoncer la médiocrité, et surtout mettre en lumière les alternatives. Car oui, elles existent. Il y a encore des créateurs brillants, des vidéastes pédagogiques, des penseurs digitaux, des projets citoyens. Mais ils sont invisibilisés, étouffés, balayés par la tempête algorithmique.
Il est temps d’élever le niveau. D’imaginer un web marocain digne, créatif, stimulant. D’exiger des plateformes qu’elles modèrent leurs égouts. De créer des espaces numériques de qualité, financés, reconnus, valorisés. De former les jeunes à résister au poison du buzz.
Et si on arrêtait d’applaudir les clowns ?
Le web marocain n’est pas condamné à la décadence. Mais il ne se relèvera pas tant qu’on continuera à liker les clashes, à commenter les futilités, à suivre les imposteurs. Le changement commence par une déconnexion volontaire de la bêtise.
Non, le buzz n’est pas une réussite. Non, être célèbre n’est pas une fin en soi. Non, on ne peut pas bâtir une société digitale sur les ruines de l’intelligence.