On le voit depuis de nombreuses années, ils sont plusieurs à s’être autoproclamés philosophes et penseurs de l’humanité. Il s’agit de toute une nouvelle vague d’intellectuels qui ne ratent aucune occasion pour faire des sorties médiatiques tambour battant.
Alain Finkielkraut, André Glucksmann, Pascal Bruckner, Michel Onfray et Bernard-Henri Lévy tiennent le haut du pavé quand il s’agit du débat sur les religions, l’amour et la haine entre les peuples, la paix, la guerre, le choc des civilisations et autres sujets imposés par une modernité galopante et aux prises avec les clashs de tous genres.
Bien avant le 11 septembre 2001 et la relance du débat toujours souterrain qui sous-tend depuis des décennies les rapports entre Occident et Orient musulman, les philosophes juifs de France qui avaient claironné des années durant leur souci de défendre les droits de l’homme, la justice et la vérité se sont très vite vu investis d’un nouveau rôle à jouer. Ils se sont donnés à des approches, des analyses et des commentaires obéissant à des impératifs identitaires, religieux et communautaires.
Dans le sillage de cette nouvelle approche de la vérité et de la justice, toutes les sorties d’un Bernard-Henri Lévy en Bosnie, Bangladesh, Afghanistan, Tchétchénie et autres se révèlent bancales voire teintées du doute grandissant face à ce don d’ubiquité qui fait que les agressions de l’Etat d’Israël ne font jamais partie de leurs discours et jusque-là aucune thèse n’a été écrite ni défendue pour prouver au monde que l’engagement de la pensée ne s’arrête pas aux postes-frontières entre le judaïsme et l’Islam.
Sur ce volet d’attaque acerbe et non déguisé, le cas d’Alain Finkielkraut est pathétique. Déjà très tendancieux depuis quelques années malgré un long passé d’homme impliqué dans le débat social, son dernier livre «Au nom de l’Autre, réflexions sur l’antisémitisme qui vient» se donne à lire comme une véritable attaque sans le moindre recul ni nuance de tout ce que le penseur considère comme des dérives antisémites. Et là, tout le monde y passe, il n’y a plus de distinction franche entre la liberté de ne pas être d’accord et le diktat du oui béat qui semble être le maître-mot d’un ouvrage à l’idéologie très grégaire.
Des altermondialistes, aux médias en passant par les immigrés mais pas n’importe quel type d’immigrés, seulement ceux d’origine arabe et musulmane qui sont, selon le philosophe, le fer de lance de la haine antijuive. Ce qui choque dans une telle thèse, c’est le soutien clair à la politique de l’Etat d’Israël qui liquide tout un peuple devant les yeux du monde. Nous sommes loin du penseur qui se voulait l’image même d’un homme juste, animé par des sentiments humanistes qui se soulève contre toute forme d’injustice et de barbarie. Non, quand il s’agit de critiquer Israël, les mots n’ont plus le même sens, les phrases se font plus tortueuses et les prises de positions claires. La Palestine apparaît comme un terrain de guerre qui n’a rien de semblable à la Bosnie ou la Tchétchénie.
Le débat est vite faussé en invoquant la haine des juifs par les arabes. Pourtant, ce sont les Palestiniens qui se font tuer, jeter de chez eux, ce sont eux qui voient leurs maisons s’écrouler, qui ont besoin de faire la queue des heures durant devant les checkpoints pour aller quémander du travail sous la torture, l’humiliation et la véritable haine qui fait qu’un homme agresse ostensiblement un autre être humain sur la base de la haine et de la différence de la religion. Qui est injuste, qui est le barbare ? Non, Alain Finkielkraut ne répondra pas à la question. Il trouvera la justification au sionisme, ira même jusqu’à le légitimer et l’appeler de tous ses vœux pour qu’il reste le garant de la pérennité d’Israël. On passe alors du «culte de l’Autre» qui oublie de poser la question à l’endroit de ce que le philosophe nomme «une simple clôture de sécurité» qu’Israël construit à contre-cœur pour se défendre des fous d’Allah.
En conclusion, si l’on a bien lu l’ouvrage, il faudra garder en tête que juif et sioniste sont les doubles faces de la même pièce et que jamais, au grand jamais, on ne doit faire le procès des exactions barbares d’Israël ni commenter ses crimes absous par l’histoire même d’un peuple qui a lui-même fait les frais de l’immonde nazisme et qui est aujourd’hui en train de donner un visage nouveau à l’horreur. Ce qui échappe au philosophe, ce n’est pas tant la supercherie flagrante d’un tel propos, mais le fait qu’un homme qui s’est déjà positionné en tant que caution morale et valeur intellectuelle de poids puisse s’aveugler pour des raisons communautaires et identitaires, en faisant fi de l’universalité du débat et surtout du sens aigu de la probité intellectuelle qui voudrait que l’on soit d’abord dépassionné et neutre avant de monter sur une estrade attiser les feux de la haine.
Glucksmann, Bruckner et les autres
«La ligne de conduite élyséenne s’est reflétée dans l’opinion publique. Il faudra raconter un jour l’hystérie, l’intoxication collective qui ont frappé l’Hexagone depuis des mois, l’angoisse de l’Apocalypse qui a saisi nos meilleurs esprits, l’ambiance quasi-soviétique qui a soudé 90% de la population dans le triomphe d’une pensée monolithique, allergique à la moindre contestation. Il faudra étudier la couverture partisane de la guerre par les médias lesquels, à de rares exceptions, furent moins objectifs que militants, minimisant les horreurs de la tyrannie baasiste pour mieux accabler l’expédition anglo-américaine, coupable de tous les crimes, toutes les fautes, tous les malheurs de la région». C’est ce qui a été écrit et publié en substance sur les colonnes du Monde, le même journal qui a refusé par cinq fois de publier un article du théologien musulman Tariq Ramadan. L’article intitulé «La faute», a été signé par Pascal Bruckner, André Glucksmann et Romain Goupil, publié en soutien à la guerre en Irak et en réponse à toutes ces voix qui refusaient de laisser verser encore du sang alors que le conflit pouvait être réglé autrement, ne souffre aucune ombre.
On y lit des perles hallucinantes sur l’engagement d’intellectuels pour la paix dans le monde. La voix de la raison, version philosophes juifs de France, semble teintée d’une grande haine à peine masquée. Là non plus il n’y a aucune réserve ni nuance. Les intellectuels, les garants de la justice et de la lutte contre le crime, décochent leurs flèches sans compter sur le refus du monde entier d’une guerre sale qui ne fait qu’attiser le feu de la haine entre les peuples et les différentes religions.
«Quand Bagdad danse, Paris fait grise mine. Tandis que certains intellectuels et politiques expriment publiquement leur désarroi, voire leur "nausée" face à la victoire anglo-saxonne, l’hebdomadaire Marianne titre "La catastrophe" le jour où Bagdad goûte les premières heures de sa délivrance. Il faut s’y faire : il existera toujours dans nos démocraties une partie importante de citoyens que la chute d’une dictature désespère. La patrie des droits de l’homme n’aime peut-être pas autant la liberté qu’elle le prétend et l’affiche.
De Jean-Marie Le Pen à Jean-Pierre Chevènement, Saddam Hussein comptait chez nous de nombreux camarades, pudiquement rebaptisés "amis du peuple irakien". La République va-t-elle instaurer, avec Berlin et Moscou, une journée de deuil national pour pleurer la disparition du raïs ?». Toutes les voix démocrates qui ont dit non à l’hégémonie des missiles et des tanks en prennent ici pour leur grade. Et la France paie le lourd tribut de sa diversité qui, dans le cas du non à la guerre, n’a pas été respectée.
Qui sont alors ces philosophes qui veulent combattre la bêtise du monde par la dictature et l’unilatéralisme des idées ? Encore une fois, où sont les sorties grandiloquentes de penseurs et hommes politiques comme Kouchner, André Glucksmann ou Bernard-Henri Lévy, qui avaient pris des positions courageuses en Bosnie, au Rwanda ou en Tchétchénie ? Tous ces grands penseurs des temps modernes ont dit oui aux frappes américano-britanniques en Irak.
Et ce soutien inconditionnel ne reposait que sur des arguments friables : il faut éliminer un dictateur ? Mais Saddam n’est pas le seul, pourquoi ne pas avoir réglé son compte à un autre sanguinaire bien avant et pourquoi fermer les yeux sur d’autres criminels qui, eux, jouissent du grand soutien de la sainte Amérique ? La guerre pour la démocratie? Il faudra alors commencer par Israël, la Russie, l’Arabie Saoudite, la Corée du Nord et tant d’autres pays dans le monde. Ou est-ce que ce soutien était aussi motivé par des raisons communautaires vu que l’armée israélienne avait pris part à la guerre par le biais de ses conseillers militaires qui étaient engagés dans les troupes comme l’avaient dit certains journalistes britanniques qui ont participé aux opérations ? Au-delà de tout cela, il n’en demeure pas moins que l’artificier en chef de la guerre en Irak reste Paul Wolfowitz qui n’a jamais caché ses positions sionistes et racistes depuis des années.
Lui qui disait à qui voulait l’entendre que la chute de Saddam Hussein garantit une meilleure sécurité à Israël avec des avantages économiques assurés… Dans le tas, Bernard-Henri Lévy qui a été de toutes les guerres depuis trente ans, un homme qui a mis sa vie en danger dans des conflits comme la Bosnie ou la Tchétchénie, met des gants pour parler de la politique d’Israël, un pays qui pratique ouvertement le génocide et le terrorisme d’Etat, à qui il ne cesse pourtant de témoigner sa «solidarité de juif et de Français».
La fin de toute vérité
Dans ce tollé provoqué par l’antisémitisme en France, d’autres noms viennent mettre le doigt dans un engrenage bien coincé. Alexandre Adler, illustre ex-éditorialiste du Courrier International, n’éprouvait aucun mal à soutenir ouvertement les crimes de l’Etat d’Israël. Dans un ouvrage collectif intitulé “Le sionisme expliqué à nos potes”, il écrit qu’il «devient de plus en plus inenvisageable de concevoir une identité juive qui ne comporterait pas une composante sioniste forte» avant d’ajouter qu’ «un équilibre va s’instaurer entre diaspora et appartenance israélienne, autour duquel le nouveau judaïsme va se développer». Inutile de pousser l’analyse plus loin pour voir à quel point la balance penche sans commune mesure vers l’aspect identitaire du débat.
De son côté Pierre-André Taguieff livre un ouvrage fielleux : «La nouvelle judéophobie. Très vite et sans aller plus loin dans la lecture d’un ouvrage très bâclé, le sociologue plaide la cause d’une communauté en danger qui souffre des agressions d’un nouvel ennemi qui est en fait un ennemi de toujours, l’arabe, le musulman, qui est plein de haine vis-à-vis du juif.
Rien de plus simpliste ni de plus biscornu comme thèse, pourtant l’ouvrage a connu un grand succès et a participé à ameuter d’autres voix qui ont aggravé l’état actuel des rapports entre les deux communautés juive et musulmane. Les communautés maghrébines se voient très vite pointées du doigt et doivent faire les frais d’une pensée sclérosée qui ajoute de l’eau au moulin de tous les ennemis de la paix. Ce qui est curieux, c’est que toutes ces plumes averties n’ont pas compris que ce n’était pas là le rôle qu’elles étaient appelées à jouer dans un moment de grande crise humaine.
Ce que le monde attendait d’elles était plutôt une parole sage pour résorber la haine, la détruire, lui opposer une voix de paix et de réelle tolérance qui ne soit pas sujette à de basses considérations émanant d’abord d’intérêts communautaires. Le monde a besoin de ces penseurs qui lui montrent la voie à suivre quand il perd la notion de l’honneur et de l’humanisme. Le monde a besoin de ces philosophes pour lui servir de lanterne pour guider ses pas dans l’opacité des choses et des êtres et non pas que ces mêmes philosophes deviennent les défenseurs de la guerre, des joutes sanglantes et autres variations sur le thème de la haine de l’autre.
Docteur Imane Kendili
Psychiatre et écrivaine