Alors que les premières pluies viennent soulager temporairement les éleveurs, la filière reste fragilisée par cinq années de sécheresse, une décapitalisation massive et un recul marqué des bovins. Le Pr. Mohamed Taher Srairi, spécialiste de l’élevage à l’IAV Hassan II, analyse les causes d’une crise structurelle et esquisse les leviers nécessaires pour stabiliser un secteur essentiel à l’économie rurale.
Propos recueillis par R. Mouhsine
Finances News Hebdo : Les autorités viennent de publier les résultats du recensement national du cheptel. Quelle lecture en faites-vous ?
Mohamed Taher Srairi : Il faut d’abord rappeler que ce recensement était nécessaire. Les chiffres qui circulaient auparavant n’étaient que des évaluations, avec une marge d’incertitude importante. Le travail mené cet été, en coordination avec le ministère de l’Intérieur, donne enfin une base statistique officielle et fiable. Les effectifs ovins et caprins sont globalement dans les ordres de grandeur habituels. En revanche, ce qui attire l’attention, c’est la baisse significative du troupeau bovin. Nous sommes aujourd’hui autour de 2,1 millions de têtes, alors que le Maroc évoluait traditionnellement entre 3 et 3,2 millions. La contraction touche en particulier les femelles reproductrices, ce qui pèse directement sur la capacité de renouvellement du cheptel.
F. N. H. : Cette baisse se reflète-t-elle dans les prix de la viande rouge ?
M. T. S. : Oui, elle en est même l’un des facteurs structurants. Quand les femelles reproductrices diminuent, la production se réduit mécaniquement. La décapitalisation de ces dernières années a fragilisé la base même de la filière. À cela s’ajoutent les cinq années de sécheresse, qui ont touché la production fourragère et les périmètres irrigués. Beaucoup d’éleveurs ont vendu faute d’aliments. Moins de reproductrices, moins de renouvellement et moins de disponibilité : les tensions sur les prix trouvent une grande partie de leur origine dans ce mécanisme.
F. N. H. : Les pluies de ces derniers jours peuvent-elles changer la donne ?
M. T. S. : Elles peuvent soulager les éleveurs à court terme, mais elles ne suffisent pas à effacer cinq années de déficit hydrique. Le manque d’eau a touché l’ensemble de la chaîne : les pâturages, les cultures fourragères et les périmètres irrigués qui alimentent les filières lait et viande. Cette situation explique, selon moi, près de 75% des difficultés actuelles. Une pluie, même abondante, ne permet pas de reconstituer immédiatement les fourrages ni de relancer les cycles reproductifs. Nous sommes face à une crise d’installation, pas à une simple mauvaise saison.
F. N. H. : Le Maroc a massivement importé du bétail ces derniers mois. Était-ce une option viable ?
M. T. S. : L’importation peut être un amortisseur ponctuel, mais elle ne constitue pas une solution structurelle. Elle est coûteuse, soumise aux contraintes logistiques, et dépend de conditions sanitaires incertaines. Nous en avons eu l’illustration avec la dermatose nodulaire bovine en Europe, qui a entraîné la suspension d’importations. De plus, le Maroc importe essentiellement du bétail vivant ou de la viande fraîche, et jamais de la viande congelée. Cela renchérit les coûts. L’idée selon laquelle l’importation pourrait compenser durablement la baisse de la production nationale ne tient pas lorsqu’on regarde les réalités économiques et sanitaires.
F. N. H. : Le gouvernement a engagé un vaste programme d’aides directes. Comment l’évaluez-vous ?
M. T. S. : Il s’agit d’une évolution importante. Pour la première fois, l’État met en place des aides directes ciblant les éleveurs, avec un volet de fourrage, un volet de reproductrices, un volet désendettement et un appui sanitaire. C’est une réponse que la filière attendait depuis longtemps. Maintenant, il faut rester lucide : le cheptel est un capital vivant. Sa reconstitution demande du temps. Les effets ne seront pas visibles immédiatement. Nous sommes dans une logique pluriannuelle.
F. N. H. : Le problème est-il uniquement climatique ?
M. T. S. : Non. Il est aussi lié aux choix structurels des politiques agricoles. Les stratégies de ces vingt dernières années ont beaucoup investi dans les filières d’exportation et très peu dans les cultures fourragères. L’élevage familial a été marginalisé. On parlait chaîne de valeur, rendements, volumes… mais pas encadrement, formation, ni renforcement des capacités. Le résultat est visible aujourd’hui : les productions exportatrices ont résisté, mais les fourrages ont reculé, et l’élevage en a payé le prix.
F. N. H. : Certains évoquent des solutions rapides comme le fourrage hydroponique. Cela vous paraît-il crédible ?
M. T. S. : Non, parce que ce système ne produit pas ce dont le bétail a besoin. Le fourrage hydroponique augmente la masse en ajoutant de l’eau, mais n’augmente pas la matière sèche, qui est l’élément nutritif déterminant. Les pays arides qui l’ont essayé l’ont rapidement abandonné. Ce n’est pas une solution. Ce qu’il faut, c’est investir dans une recherche agronomique capable de développer des fourrages adaptés à un climat sec, qui valorisent efficacement le peu d’eau disponible.
F. N. H. : Quel serait, selon vous, le point de départ pour stabiliser la filière ?
M. T. S. : La priorité est de protéger et reconstituer les reproductrices. Sans elles, aucune relance n’est possible. Il faut également revoir l’ensemble de la politique fourragère, redonner de l’intérêt économique au métier d’éleveur et créer des conditions permettant l’installation ou le maintien des jeunes. L’avenir se joue d’abord là. Nous devons accepter que la question centrale n’est plus la crise de l’année, mais l’adaptation à un manque d’eau durable. Cela suppose des politiques de long terme, cohérentes avec les défis climatiques à venir.