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Élevage : Comment stopper l’hémorragie ?

Élevage : Comment stopper l’hémorragie ?

Les premières pluies abondantes tombées ces derniers jours sur plusieurs régions du Maroc ont apporté un soulagement visible dans les campagnes, après plus de cinq années de déficit hydrique. Ce retour de l’humidité redonne de l’espoir aux éleveurs, mais ces précipitations ne sauraient masquer l’ampleur des fragilités accumulées. Le cheptel marocain reste sous tension.

 

Par R. Mouhsine

Le recensement national du cheptel, mené entre juin et août 2025, a éclairci un paysage brouillé par des estimations divergentes. Les autorités ont ainsi recensé 32,8 millions de têtes, un niveau qui demeure globalement conforme aux volumes habituels pour les ovins et caprins.

Pour Mohamed Taher Srairi, professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire (IAV) Hassan II, cette mise à jour était indispensable : «le recensement donne enfin une base officielle et fiable. Les chiffres antérieurs n’avaient pas la même solidité». Mais au-delà de cette clarification, les données confirment des tendances préoccupantes, notamment pour les bovins dont les effectifs n’atteignent plus que 2,1 millions de têtes, alors que la moyenne historique évoluait entre 3 et 3,2 millions. La contraction touche surtout les femelles reproductrices, élément clé pour la reconstitution des troupeaux. «Moins de femelles, c’est moins de renouvellement. La tension sur la viande tient en grande partie à cette baisse du troupeau reproducteur», observe-t-il.

Des prix en hausse

Cette tension se reflète directement sur les marchés. La viande bovine, autrefois vendue autour de 70 à 80 dirhams le kilo, dépasse désormais 120 dirhams/kg dans de nombreuses villes.

Cette hausse, qui pèse lourdement sur le pouvoir d’achat, est l’une des manifestations les plus concrètes de la décapitalisation du cheptel et de la diminution de l’offre nationale. Les pluies récentes ne suffisent pas à effacer le déficit cumulé. Les cinq dernières campagnes ont été marquées par un manque d’eau qui a réduit les pâturages, freiné les cultures fourragères et mis en difficulté les périmètres irrigués, longtemps considérés comme des zones stratégiques pour l’approvisionnement en viande et en lait.

Pour Srairi, l’essentiel est là : «à 75%, la situation est liée au manque d’eau. Les fourrages ne suivent plus, les périmètres irrigués sont en difficulté, et cela impacte toute la chaîne». Cette vulnérabilité renvoie également à un déséquilibre plus ancien dans l’orientation des politiques agricoles.

Le Plan Maroc Vert, puis Génération Green, se sont concentrés sur l’extension de l’irrigation au profit surtout des filières d’exportation. Les cultures nourricières et fourragères, pourtant essentielles au maintien du cheptel, ont bénéficié d’un appui limité. Les résultats créent aujourd’hui un contraste marqué entre des cultures maraîchères qui continuent de performer à l’export et des filières fourragères incapables d’amortir les chocs hydriques.

La pression sur l’offre locale a conduit à un recours accru aux importations de bétail vivant. En janvier 2025, le Maroc a importé 21.800 bovins et 124.000 ovins, des volumes inédits. Cette stratégie a même été ponctuellement subventionnée, notamment à l’occasion de l’Aïd Al-Adha 2024. Mais ses limites apparaissent rapidement. Les coûts logistiques restent élevés, les prix internationaux volatils et les risques sanitaires réels, comme l’a montré la suspension récente d’importations européennes en raison de la dermatose nodulaire bovine.

«L’importation peut dépanner temporairement, mais elle ne peut pas compenser durablement un recul de la production nationale», rappelle Srairi.

Malaise social

Au-delà de ces facteurs conjoncturels, la filière fait face à une érosion sociale qui fragilise sa capacité de renouvellement. L’élevage repose sur un travail familial intensif, sans jour de repos et souvent sans rémunération directe pour les jeunes membres du foyer. Les nouvelles générations se détournent d’un métier perçu comme contraignant et peu rentable. Pour Srairi, cette tendance doit être considérée avec attention : «beaucoup de jeunes quittent l’élevage. Le travail est lourd, la rémunération faible, et la sécheresse accentue le découragement. Le risque, c’est une rupture générationnelle».

Ce facteur pèse directement sur la résilience du secteur et sur sa capacité à se transformer. Face à la gravité de la situation, l’État a engagé un programme de soutien exceptionnel. Près de 580.000 éleveurs ont déjà bénéficié de 2,42 milliards de dirhams d’aides directes, dans le cadre d’une enveloppe totale de 12,8 milliards destinée à soutenir l’alimentation du cheptel, préserver les femelles reproductrices, alléger les dettes, vacciner les animaux et renforcer l’encadrement technique. Cette approche, inédite, marque un tournant.

Pour Srairi, elle constitue une réponse nécessaire, mais à inscrire dans la durée : «le cheptel est un capital vivant. Sa reconstitution prend du temps. Les effets ne seront pas immédiats».

Recherche publique et investissement

Les pluies de ces derniers jours offrent une fenêtre d’opportunité, mais pas une solution. Le redressement du secteur passera par un travail de fond sur l’alimentation animale, la gestion de l’eau et l’attractivité du métier. La question fourragère apparaît centrale. Le Pr. Srairi écarte les solutions présentées comme rapides, notamment le fourrage hydroponique, jugé incapable de fournir la matière sèche nécessaire aux besoins des animaux.

«Ce système augmente la masse en ajoutant de l’eau, pas de matière sèche. Il ne répond pas aux besoins nutritionnels du troupeau», explique-t-il. L’enjeu réside plutôt dans le développement de fourrages adaptés aux conditions arides, capables de valoriser efficacement l’eau disponible, un chantier qui mobilise autant la recherche publique que l’investissement privé. La protection des reproductrices et l’amélioration des conditions économiques des éleveurs seront également décisives. Sans un minimum de visibilité, de rémunération et de soutien technique, la filière continuera de perdre sa main-d’œuvre. Les précipitations actuelles peuvent atténuer temporairement la pression, mais ne suffisent pas à elles seules à rétablir un équilibre durable.

Comme le résume Srairi, «il n’y a pas de réponse rapide. La question est désormais celle de l’adaptation à un manque d’eau qui va s’installer dans le temps». Dans ce contexte, l’enjeu pour les politiques publiques dépasse la gestion de crise. Il s’agit d’ancrer une stratégie capable de stabiliser le cheptel, de sécuriser les revenus ruraux et de réduire la dépendance croissante aux importations. Les pluies offrent un répit. L’essentiel reste à construire. 

 

 

 

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