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Propriété intellectuelle : «Beaucoup de médicaments n’existeraient pas sans un système de brevets»

Propriété intellectuelle : «Beaucoup de médicaments n’existeraient pas sans un système de brevets»

Trente ans après la signature de l’accord ADPIC à Marrakech, la ville ocre a accueilli le 3ème Sommet mondial sur la propriété intellectuelle et l’accès aux médicaments. L’occasion de rappeler l’importance d’un système de brevets équilibré, jugé indispensable à l’innovation pharmaceutique. Entretien avec Me Daoud Salmouni Zerhouni, avocat au barreau de Paris et conseiller en propriété industrielle agréé auprès de l’OMPIC.

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

Finances News Hebdo : Marrakech a accueilli le 3ème Sommet mondial sur la propriété intellectuelle et l’accès aux médicaments. En quoi l’accord ADPIC a-t-il modifié l’accès aux médicaments essentiels dans les pays en développement, et quelles actions concrètes devraient être entreprises pour en améliorer les effets ?

Me Daoud Salmouni Zerhouni : Il faut se féliciter que Marrakech accueille un tel sommet et soit le théâtre d’un débat aussi essentiel, non seulement au Maroc mais également dans le monde. D’ailleurs, je relève le clin d’œil qui a été fait, puisqu’on se souviendra que c’est à Marrakech que l’accord ADPIC a été signé. Il est souvent affirmé que les brevets d’invention seraient la source de tous les maux en matière d’accès au médicament. Cela est évidemment caricatural. L’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord ADPIC) consacre la protection par les brevets. Toutefois, cet accord prévoit des flexibilités pour permettre, à certaines conditions, de faciliter l’accès aux médicaments. Il faut au préalable se souvenir, ce qui est parfois perdu de vue, que le brevet, qu’il porte sur des médicaments ou dans d’autres domaines, n’est pas un avantage indu ou injustifié. Il s’agit d’un contrat entre l’État (et au sens large la société) et l’inventeur, par lequel le premier accorde au second un avantage venant récompenser non seulement son innovation, ses efforts et ses investissements, mais surtout sa divulgation au public par l’inventeur, permettant ainsi non seulement de faire avancer la science, mais également d’en faire profiter la société. Cet avantage consiste en une protection de 20 ans. À l’issue de cette période (ou même avant, si le titulaire du brevet ne le maintient pas en vigueur en s’acquittant des annuités auprès de l’office des brevets), le brevet cesse de produire ses effets et l’invention peut alors être librement exploitée par tous. En principe, il s’agit d’une relation «gagnant-gagnant». Il n’existe pas d’avancées et de recherche médicale sans un système incitatif. C’est précisément le rôle des brevets. Et de fait, beaucoup de médicaments n’existeraient pas sans un système de brevets. Je crois qu’il faut garder cette vérité à l’esprit lorsqu’on aborde la question, ô combien complexe, des brevets et de l’accès aux médicaments. Autre élément à garder à l’esprit : les brevets ne sont pas distribués à tour de bras et n’importe comment. La loi n° 17-97 prévoit des conditions de délivrance des brevets et les examinateurs de l’OMPIC exercent un contrôle minutieux qu’il convient de saluer, lors de l’examen des demandes de brevet. Seules les inventions répondant à de réelles exigences, notamment en termes de nouveauté et d’activité inventive, accèdent à la protection par le brevet.

 

F. N. H. : Quels sont les principaux obstacles qui entravent encore l’accès aux médicaments innovants dans les pays à faible revenu et comment les flexibilités de l’ADPIC, telles que l’exportation parallèle ou les licences obligatoires, peuvent-elles être exploitées plus efficacement pour y remédier ?

Me D.S.Z. : Cela étant précisé, il ne faut pas être naïfs et tous les titulaires de brevets portant sur des médicaments ne sont pas aussi responsables qu’on pourrait le souhaiter. Ce ne sont d’ailleurs visiblement pas les seuls, quand l’on pense aux récentes polémiques sur les prix des carburants, sur ceux de la viande ou encore les spéculations sur les prix des aliments à l’approche des fêtes. D’où les flexibilités prévues par les ADPIC en matière de brevets sur les médicaments. Les licences d’office sont d’ailleurs expressément prévues par l’article 67 de la loi n°17-97 relative à la propriété industrielle. Lorsque l’intérêt de la santé publique l’exige, et que les médicaments ne sont mis à la disposition du public qu’en quantité ou qualité insuffisante, ou à des prix anormalement élevés, ces brevets de médicaments peuvent être exploités d’office. La décision relève de l’«administration chargée de la santé publique», soit le ministère de la Santé. Je suis désolé de le rappeler, mais il faut cesser de fantasmer en imaginant que le droit des brevets existe uniquement pour enrichir de puissants laboratoires pharmaceutiques au détriment des malades. Cela est excessivement simpliste. Comme tous les droits, le droit de brevet est susceptible d’abus, mais les instruments juridiques au niveau international avec les ADPIC et au niveau marocain avec la loi n° 17-97 existent pour corriger ces abus. De mon point de vue, le problème de l’accès aux médicaments n’est pas tant juridique que politique. L’administration dispose des instruments juridiques pour remédier, le cas échéant, aux problématiques liées à l’accès aux médicaments, y compris en limitant le monopole d’exploitation des titulaires de brevets.

 

F. N. H. : Quelles recommandations concrètes proposeriez-vous pour ajuster l’actuel système de propriété intellectuelle afin de mieux équilibrer la protection des innovations pharmaceutiques et l’accès aux traitements, en particulier pour les populations vulnérables des pays à faible revenu ? Me

D.S.Z. : Effectivement, ce sont là les termes de l’équation qui est régulièrement présentée et qui, selon moi, est simpliste. Premièrement, je le répète, il n’y a pas de progrès dans le domaine de la médecine et de la pharmacie sans un système de brevets. Il ne faut pas oublier que les brevets ont sauvé et continuent de sauver des vies ! C’est précisément en raison de la récompense accordée par le brevet que des recherches coûteuses ont été réalisées pour mettre au point des médicaments. C’est peut-être difficile à entendre, mais c’est une réalité. Deuxièmement, encore une fois, le brevet a une validité limitée dans le temps. Une fois la protection échue, l’invention peut être librement exploitée. C’est ce qu’on appelle les médicaments génériques qui, en principe, doivent être proposés à des prix bien inférieurs. Nous avons dans les pays du Sud des laboratoires leaders en matière de médicaments génériques; on pense notamment à l’Inde. Le Maroc dispose également de très bons génériqueurs, qui permettent un accès aux médicaments à un prix raisonnable. Troisièmement, les pouvoirs publics ont un rôle à jouer sur le prix des médicaments. D’ailleurs, j’observe que récemment, en février 2025, le ministère de la Santé a significativement baissé les prix de plusieurs médicaments au Maroc, ce qu’il faut saluer. Est-ce que les efforts nécessaires sont faits dans ce domaine ? La réponse dépasse largement mes compétences, et ce n’est donc pas à moi de la donner. Quatrièmement, il ne faut pas oublier que l’accès aux médicaments pour les malades ne dépend pas tant du droit des brevets que de la couverture sociale offerte par les États. Si tout n’est pas nécessairement encore parfait, le Maroc est sur la bonne voie avec l’AMO. Evidemment, il faut que l’Etat ait la capacité à procéder aux remboursements, ce qui renvoie à la question du prix des médicaments que je viens d’aborder. Cinquièmement, pour épuiser toute discussion sur la légitimité des brevets de médicaments, et malgré un examen préalable des demandes de brevet qui existe déjà et mené sérieusement par les examinateurs de l’OMPIC, il faudrait introduire dans la législation marocaine une procédure d’opposition aux brevets. Et ce, afin de permettre aux tiers (notamment les concurrents, mais également les associations) de contester la validité d’un brevet qui ne mériterait pas la protection. Cela serait une grande avancée pour le Maroc, pour son système des brevets et éviterait que certains brevets soient protégés alors qu’ils ne mériteraient pas un monopole. Sixièmement, il nous faut une chambre spécialisée des brevets au sein de nos juridictions de commerce qui serait exclusivement compétente pour examiner la validité d’un brevet. Il est vrai que certains brevets ont pu être délivrés alors qu’ils ne remplissent pas nécessairement les conditions de validité, même si cela est moins vrai aujourd’hui, avec la montée importante en compétence de l’OMPIC. De tels brevets doivent être évidemment annulés. Or, pour ce faire, il faut saisir les tribunaux de commerce qui ne sont pas encore armés pour connaître d’un litige aussi complexe, nécessitant une formation pointue en droit des brevets et des connaissances scientifiques importantes. Enfin, si des abus sont constatés, le ministre de la Santé doit prendre ses responsabilités et enclencher la procédure de licence d’office prévue par la loi n°17-97. Encore, une fois, la réponse à la question de l’accès aux médicaments ne se limite pas uniquement au droit des brevets. C’est assurément un élément de la réponse, mais certainement pas le seul. Les instruments juridiques existent. Au politique de prendre le relais.

 

F. N. H. : Quels sont les défis immédiats auxquels le système de propriété intellectuelle est confronté dans le domaine de la santé mondiale, et comment ces défis influent-ils sur l’accès aux traitements ?

Me D.S.Z. : La propriété intellectuelle, singulièrement le droit des brevets, souffre d’une image négative dans l’opinion publique. Si l’on doit se féliciter du débat qui entoure le droit des brevets, l’intérêt et l’engouement qu’il suscite dans la société civile, il faut néanmoins prendre garde aux raccourcis et aux simplifications excessives. Si pour certains, le système des brevets n’est pas idéal, je n’en vois pas d’autres qui rempliraient le rôle d’encouragement de l’innovation. Encore une fois, les brevets permettent l’innovation, laquelle permet notamment de soigner. C’est un peu comme si l’on nous disait qu’il faudrait abandonner le capitalisme en raison de certaines de ses dérives. Certes, le système des brevets peut être source d’abus, mais les instruments de correction existent. Aux politiques de s’en emparer. Les brevets ne peuvent être tenus comme l’unique source de difficultés dans l’accès aux médicaments. La réflexion est, comme il a été vu, beaucoup plus large et dépasse le strict cadre de la propriété intellectuelle. 

 

 

 

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